Isabelle Régnier

Attilio Scarpellini, critique, essayiste et chroniqueur sur Radio Tre (Raï TV, Italie) pour l'émission "Qui comincia...", l'exposition du jour : Isabelle Régnier

Pour écouter l'émission :
http://www.radio3.rai.it/dl/radio3/programmi/puntata/ContentItem-0f320a01-2e8e-4b4d-b741-afef3ab0e68f.html

Aujourd’hui nous commençons par une peinture verticale, une acrylique sur toile haute de près d’un mètre : elle est divisée en deux par une mer intensément bleue, qui, dans la partie inférieure devient presque noire d’où se lève, ou peut être est-ce le cas, d’où surgit un éperon rocheux surmonté d’un phare. Les nuages blancs gonflés de lumière créent autour une espèce d’aura, qui dans la couche supérieure vient se mélanger avec le ciel marbré de nervures roses ; la matière de la roche semble sculptée, dessinant les volutes et les flèches d’une mystérieuse cathédrale suspendue entre les étages taillés dans la lumière et les crevasses d’ombre d’une profondeur abyssale : c’est l’une des soixante dix œuvres de la peintre française Isabelle Régnier que l’on peut découvrir à partir de demain à l’exposition Italie, Odyssée de la couleur, mise en place dans la Torre Civica de Medole, petit mais splendide bourg du Haut de Mantoue.

Cette peinture représente le rocher basaltique de Strombolicchio, devant l’île de Stromboli, et c’est l’artiste même qui accompagne ses œuvres d’une série de notes de voyages, utilisant l’adjectif qui définit le mieux sa silhouette : hiératique, non seulement pour sa verticalité qui s’élève à 56 mètres au dessus de la mer turquoise mais pour cette lumière qui l’auréole comme une épiphanie, forme hautaine, escarpée, inhumaine avec ce phare qui est un sommet de solitude : si cette île s’éloigne de nous, en somme, ce n’est pas en suivant les courants marins étendus à nos pieds comme une bande épaisse de velours pour disparaître et réapparaître comme les atolls tropicaux, c’est plutôt la partie du ciel sur laquelle cette silhouette se découpe avec une solidité minérale qui nous déconcerte, parce qu’elle contraste avec l’idée fluide et ouverte que nous nous faisons de la mer.

On peut dire que le paysage de la méditerranée, auquel le cycle pictural de Régnier est dédié et grâce à lui, renferme un mystère ; une turbulence, le plus souvent, est dominée par un plaisir mêlé d’effroi, composé de soleil et d’écume, de couleurs liquéfiées et éblouissantes, de tourbillons sensuels où dansent ces dieux apprivoisés qui ont toujours enchanté les regards étrangers – la beauté langoureuse et sans histoire qui fascinait Lamartine plus ou moins dans les mêmes lieux frappés par cette odyssée de la couleur qui va de la Sicile au Golfe de Naples.

Le fait est qu’Isabelle Régnier ne va pas chercher ses couleurs dans la lumière et dans la mer mais dans des forces les plus archaïques et numineuses(1) : dans les émulsions chtoniennes de ce que Fabrizio Migliorati définit dans son introduction au catalogue comme étant « un sous-sol inquiet » : parmi les roches de laves d’Alicudi qui se tordent comme des monstres étranges (qui auraient fasciné Max Ernst), dans les ravins lunaires ouverts sur la face cachée du Vulcano vue depuis le Monte Luccia, dans les côtes sculptées avec acharnement, dans la partie du promontoire volcanique de Pollara qui n’a pas sombré dans l’eau, où l’émotion esthétique soulignée dans le journal du peintre est clairement celle d’une blessure nette et cruelle gravée dans la matière comme pourrait l’être dans la chair un être vivant, titanesque et informe, mais vivant.

Dans les plis chargés d’ombre alternant avec les verts lumineux du promontoire de Pollara, ou dans le rose qui s’écoule du flanc de Vulcano, semblable à un corps de méduse, c’est comme le souvenir d’une autre nature fougueuse jusqu’à la sensualité et aussi, plus éloignée de la méditerranée, celle des mesa américaines dans lesquelles le peintre Georgia O’Keefe se retira pour peindre afin de retrouver ce que l’art de son temps (et l’art de son temps était le modernisme abstrait) exprimait avec toujours plus de force, en expulsant d’elle même la nature, précisément qui avait été pendant des siècles liée à l’art et était son principal référent analogique – d’abord parce qu’il fallait l’imiter, puis parce qu’il fallait égaler ses processus de création ou se mettre à la hauteur de ses destructions.

Mais dans la peinture de Régnier, dans ses « blocs centraux insondables » – comme les appelle Migliorati, comme si l’inaccessibilité au regard fût une qualité psychique, avant même que la qualité physique, de toutes ces îles, rendues encore plus isolées par l’effacement total de n’importe quelle présence humaine – un souvenir beaucoup plus européen demeure, que, du reste, la même artiste évoque, celui du paysage de Caspar David Friedrich, le peintre de la solitude romantique et des sommets abyssaux. « Du haut de ce piton nous contemplons le panorama, la vue sur Stromboli dans un profond recueillement. Francesco monte encore plus haut au niveau du phare, tel Caspar David Friedrich dominant le monde ».

Bref, on a du mal à penser qu’une artiste française n’a pas prévu dans le paysage italien ce que la plupart des artistes a toujours envisagé : la spontanéité gracieuse, l’innocence – ce miroir aux alouettes qui fait du paysage italien la plus belle de nos comédies – mais qui, comme Isabelle Régnier, au contraire, en aperçoit le côté le plus obscur et matiériste, nous faisant sentir plus froide notre mer, encore plus ancienne notre terre.

Il y a des rochers exposés dans la Tour Civique de Medole qui prennent des formes encore plus fantaisistes que celles des nuages comme le rocher sur la plage de Ciracciello (nous sommes à Procida) qui surgit de l’écume blanche dont le coup de pinceau accentue le mouvement de visserie pour exalter une forme qui (écrit l’artiste même) semble inspirée de la plus célèbre sculpture d’Umberto Boccioni Forme uniche della continuità nello spazio (L’homme en mouvement), pendant que se présente sur le ciel, détourée de tout son relief hostile, une surprenante palette de blancs, de roses, de gris, de bleus. Surprenante parce que ce sont des teintes plâtreuses appliquées à coup de spatule, insistantes, quasi obsessionnelles dans leur volonté picturale, et rappellent un peu les couleurs terreuses que Gustave Courbet déchargeait dans ses ciels et les vagues de ses marines : ce n’est pas un problème de tonalité, c’est à dire d’illusion, c’est une question de matière.

Les formes d’Isabelle Régnier vont et viennent d’une solidité hermétique qui est la donnée la plus profonde de sa peinture – au sens littéral, ce qui la pousse à peindre des carrières d’extraction – à l’évanescence d’un rêve mais dans un cas ou dans l’autre, semblent en proie à une énergie dramatique qui n’est pas complètement de ce monde : elles franchissent la frontière entre l’observation et la vision, et, parfois, de la figuration à l’abstraction.

Un autre faraglione, un immense bloc de pierre détaché de la falaise, toujours sur la plage de Ciracciello, lui apparaît comme une stratification d’ondulations lumineuses qui, du noir s’estompent dans le rose et le blanc, produisant un effet de légèreté sinon de dématérialisation semblable à celle rencontrée dans la peinture japonaise du monde soit disant flottant – l’ukyo-e – et par contraste l’utilisation du vrai sable noir pour colorer la plage crée une patine de matière, de l’air brûlé qui suscite chez le spectateur une forte sensation concrète proche de la tactilité. Vient l’envie d’allonger la main et de toucher, ce qui est le geste notoirement le plus interdit dans la peinture – le geste de Saint Thomas, même s’il ne s’agit pas ici de toucher pour croire mais seulement pour sentir, pour admettre que les yeux ne suffisent plus : quelque chose de plus profond et de plus radical nous attire dans les mirages minéraux d’Isabelle Régnier.

(1) numineux : qui désigne une qualité de présence divine.

Traduit de l’italien par Isabelle Régnier pour l'émission radiophonique « Qui comincia...» sur RadioTre (RaiTV) le 28 septembre 2012 consacrée à l’exposition personnelle dans le cadre des Journées Européennes du Patrimoine sur le thème "Italia, Tesoro d'Europa" à la Civica Raccolta d'Arte, Torre Civica, Medole di Mantova (Lombardie, Italie).

Attilio Scarpellini est critique, essayiste et chroniqueur sur RadioTre (RaiTV) dans l'émission « Qui comincia...» (http://www.radio3.rai.it/dl/radio3/programmi/puntata/ContentItem-0f320a01-2e8e-4b4d-b741-afef3ab0e68f.html).
Il dirige la revue Quaderni del teatro di Roma. Il est l'auteur d'un essai d'esthétique "L'angelo rovesciato. Quattro saggi sull'11 settembre e la scomparsa della realtà" (Edizioni Idea), "L'ange renversé. Quatre essais sur le 11 septembre et la disparition de la réalité".
twitter : https://twitter.com/attilioscarpell